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A l'occasion de l'exposition des enfants du sabbat, à Creux d'enfer, thiers, 2015

 

«Vous, les idiots, vous ne voyez rien.» Les dessins nous adressent la parole. Plus précisément, ils se parlent. Zohre Zarave leur donne des paroles. De quoi parlent-ils? «Je ne peux plus dormir. Je me sens vide. Le vent dont vous parlez, il passe à travers moi.» Les dessins parlent, un peu de façon des protagonistes dans une pièce de Samuel Beckett, de ce qui fait qu'ils bougent. Et ils parlent de leur solitude. «J'ai peur. Je ne peux plus y penser.» Comment pense un dessin? En devenant image. La pensée du dessin, c'est l'image qu'il donne à voir. «Mais ça ne veut pas dire qu'on n'y est pas.» En nous adressant la parole, les dessins deviennent signe d'existence. Leurs images montrent un corps morcelé: Un cerveau. Un oreille qui s'écoute parler. Un trou. «Tu n'as pas à avoir peur, tu as toujours été comme ça.» En effet, le dessin ne peut pas devenir autre chose que lignes sur un surface. Posé sur un socle, cette surface, le papier, devient objet. Le dessin devient objet. Il objecte. «Tu sais, là n'est pas vraiment là.» Il pense. Et sa pensée, l'image, lui donne corps. Un corps absent. Zohre Zavare dessine des formes reconnaissables. Et ces formes nous adressent la parole, nous interrogent: «Qu'est-ce que vous voulez changer ? Qu'estce que vous pouvez changer ? Qu'est-ce que vous pouvez faire ?» Il faudrait tendre la main à ce papier, le soutenir, le tourner, pour mieux voir. Le dessin qui a pris corps appelle la main. «La main : le propre de l’homme en tant que monstre (Zeichen). «La main garde, la main porte. La main trace des signes, elle montre, probablement parce que l’homme est un monstre»»*. L'installation de Zohre Zavare oblige le dessin à fermer les yeux. Le spectateur devient sujet de sa pensée. Du corps dessiné, du signe, du monstre.

 

 

J. Emil Sennewald
*Jacques Derrida, La main de Heidegger (Geschlecht II), 1985, p. 10; http://www.jacquesderrida.com.ar/frances/la_main_de_heidegger.htm,

consulté le 25 février 2015

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’âme iranienne – Henry Corbin l’a bien montré – est traversée toute entière et comme structurée par un clivage : clivage, jeu ou écart, entre des apparences évidentes et une réalité cachée. Entre les deux termes de ce partage, les liens ne sont jamais coupés. C’est dire que l’un ne va pas sans l’autre et que c’est précisément dans les apparences extérieures que s’avance et se manifeste, tout en se retirant, le secret que mystiques, poètes et philosophes visionnaires d’Iran, durant des siècles, se sont efforcés de sauver en en assumant la garde. Et c’est là, dans ce lien – étrange lieu sans coordonnées assignables, pays de nulle part – que s’originent toutes les métamorphoses : métamorphose d’une matière obscure en couleurs légères, aériennes (à l’oeuvre, par exemple, dans la Miniature), d’une terre lourde en terre céleste, d’un corps pesant et opaque en un corps subtil, angélique – une telle dématérialisation s’opérant quand se lève une lumière venue d’ailleurs.  Pourquoi ce trop long et laborieux détour par l’histoire de l’Iran spirituel, d’abord Mazdéen puis Chiite ? C’est que notre artiste est iranienne et qu’elle ne saurait, du moins selon nous, échapper à ce qui, en un sens, s’avère être son âme. Est-ce alors à dire qu’il s’agit simplement pour elle, sans reprise ni invention de sa part, de vivre sur ce vieux thème – ce motif de l’apparent et du caché – et sur les métamorphoses qu’il recèle ? Bien au contraire. Plus ou moins consciemment, tout son effort- c'est ainsi que nous le lisons, cet effort vivant, qui se cherche, travaille et ce faisant unifie ses oeuvres ainsi que la diversité des moyens qu'elles convoquent- consistera à le renverser, à le retourner, à le rabattre, afin de lui donner un autre sens, de lui faire dire tout autre chose. Les pays changent et il faut parfois se faire autre pour avoir une chance de rester le même. Dans cette perspective, l’oeuvre se donne à voir comme une étrange mystique : mystique en négatif ou mystique à rebours, manifestant ce dont, à l’ordinaire, on préfère détourner le regard. Les métamorphoses prennent un trajet inverse. Le vernis des apparences saute et une chair vive, sanglante, douloureuse, fait effraction sur les surfaces bien mises, bien pensantes. On découvre l’animalité – cette ascendance honteuse – comme un secret mal gardé et qui rôde (sorte de bête dans la jungle) au coeur de l’identité rassurante, évidente, que se sont donné les hommes. Les visages se font poils, pelages, organes.

Et ce jeu ou cet écart à l’oeuvre – sans coordonnées assignables, sans ici et sans où – se fait toujours plus ténu, aussi ténu qu’une feuille de papier, qu’un fragile trait de crayon, que la subtilité d’une esquisse. A partir du corps, il s’étend et irradie au monde lui-même en son entier, monde dont le double-fond, la réserve et l’inquiétante étrangeté sont enfin assumés. On comprend alors qu’il ait fallu à notre artiste approcher le théâtre et réaliser cette installation sonore où les choses – ni marionnettes ni acteurs – font entendre un étrange dialogue, où le jeu lui-même (ou l’écart) se met en scène et prend la parole. Ce point d’arrivée n’est pourtant que tout provisoire et l’effort n’a de cesse, semble-t-il, de se chercher de nouvelles formes.

 

 

A. Morel, le 14 juillet 2014

 

 

 

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